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Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
8 mai 2015

Libération

Accrochée aux barreaux de sa cage, elle scrutait rageusement la foule qui la montrait du doigt : la créature, mi-homme mi-bête, les vêtements en haillons et la gueule salivante, laissa s'échapper un hûrlement qui glaça l'assistance. Toutes et tous furent tétanisés, pris dans l'indicible peur d'une mort imminente et tout à la fois dans l'envie pressante de regarder. Rien ne serait plus comme avant dans cette petite ville dortoir de Seine-et-Marne ; rien ne subsisterait de cette douceur de vivre qui parcourait autrefois les rues, à cause de ce cri. Certains, dans le fond de l'assistance, se mirent à pleurer doucement, chaudement. La créature, elle, lâcha les parois de son habitacle pour tourner en rond, laissant parfois s'échapper des souffles rauques de sa gueule carnacière. Personne ne souhaitait être là, en présence de ce qui avait terrorisé la population ces trois derniers mois. Pour autant, chacun, chacune voulut voir, s'assurer de la réalité de cette menace, et surtout assister à la transformation. Il était vital, pour cette masse inquiète et traumatisée, de vérifier le phénomène par elle-même : le loup se changeant en homme.

La Procureur de la République, chargée de l'enquête et en tête des opérations de capture, entra sur scène, entama son discours :

"Mesdames, Messieurs, les enfants,

Je sais quelle fut votre tragédie. Je sais avec quelle violence la mort fit irruption dans vos vies ces derniers mois, et avec quel acharnement elle vous terrorisa. J'étais là moi aussi, évoluant parmi vous, constatant avec impuissance les pertes humaines, à chaque attaque plus nombreuses, à chaque assaut plus terribles et traumatisantes. J'ai croisé la souffrance et les larmes, constaté la ruine dans vos coeurs et l'incompréhension dans vos mains tendues. Mais cette soirée sera celle d'un renouveau, cette nuit sera celle de la libération des esprits et des corps".

La femme sentait l'haleine hideuse de l'animal lui parcourir la colonne jusqu'en haut de la nuque. Terrorisée, elle avait mis un point d'honneur à rester jusqu'ici digne et une face à ces gens. Elle le savait : perdre pied maintenant ne ferait que nourrir ce sentiment général de panique que toute la ville entretenait depuis maintenant des semaines. Il fallait être ferme, il fallait être forte, il fallait affronter le monstre droit dans les yeux. Après une légère pause, elle repris la parole, désignant la créature derrière elle :

"Voici ce que la nature a engendré de plus monstrueux, le mal à l'état brut, tuant pour le plaisir, goûtant à la chair et au sang, se délectant des larmes et des cris. Voici l'objet de tous vos maux les amis, regardez-le, droit dans les yeux ! Observez la noirceur humaine la plus profonde ! Ne craignez plus sa colère car l'heure est venue de lui faire face et de l'anihiler. Vous êtes toutes et tous venus assister à la transformation et je vous comprends : j'ai moi aussi besoin de voir cela de mes propres yeux. Mais je vous demande la plus grande des sagesses face à cet être qui, n'en doutons pas, n'est pas maître de ses pulsions animales".

Le moment était venu, elle sentit enfin cette force souterraine la porter. Elle le savait : ces gens avaient besoin de son intervention, d'être pris comme au théâtre dans la force d'une parole droite et déterminée. Il fallait marquer le coup, pour passer à autre chose. Elle était la femme de la situation, elle était enfin parvenue à clore ce chapitre décousu de sa vie. Le responsable sous les verrous, elle laisserait la justice et la science déterminer du sort de cette chose. La Procureur prit une grande inspiration, et acheva son intervention dans la plus grande maîtrise d'elle-même :

"C'est pourquoi - et je vous en fais la promesse solennelle - une fois le changement survenu, l'individu sera transporté en lieu sécurisé, mis en quarantaine et jugé pour les crimes commis. Cette heure est celle de votre libération, cette nuit sera celle de votre tranquilité et de votre repos. Demain, un jour nouveau commencera et vous pourrez à nouveau goûter aux joies et aux douceurs de la vie. Séchez donc vos larmes mes amis, tout est fini".

Elle eut un ultime regard pour cette ombre informe et velue, puis disparut derrière la scène pour régler les derniers détails de cette soirée. La population, soufflée par la performance incroyable, laissa s'échapper quelques secondes de silence, avant d'exploser en un tonnerre de sifflets et crépitements. Le monstre s'agita alors, effrayant les premiers rangs qui poussèrent des cris suraigus. Certains hommes, proches de la scène sur laquelle trônait la cage, perdirent connaissance. Se jetant éperdu sur les bords de sa prison, l'animal tenta une ultime évasion, cette fois au péril de sa vie. Il s'abîma, se brisa les côtes, s'écorcha de ses propres crocs. La Procureur remonta sur scène et, voyant son auditoire opérer un mouvement de recul, rappela la solidité exceptionnelle du dispositif de capture. Comme pour la contredire, la créature finit par plier certains des barreaux qui la retenaient. Le silence se fut, l'on n'entendit alors que les bruits sourds et répétés du corps sur le métal. Ainsi, lorsque la bête s'extirpa de son piège, toutes et tous furent littéralement pétrifiés. D'un bon majestueux, elle atterit au sol et défigura d'un coup de patte deux enfants, avant d'arracher la jambe d'une femme et de s'enfuir, bousculant la masse immobile pour se frayer un chemin. Le monstre déjà loin, ce furent les plaintes de l'estropiée qui réveillèrent l'assistance. La place de la mairie se changea en un chaos sans nom, et pendant que hommes et femmes devinrent fous de terreur, la créature hurlait sa joie d'être libre sous la lumière cendrée d'une lune parfaitement ronde.

 

March Hare

 

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Commentaires
Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
  • Bonjour et bienvenue sur Bandersnatch ! Ce blog me sert à publier mes textes et à partager mes humeurs. N'hésite pas à laisser une trace de ton passage ici et à me donner ton avis sur mes productions. Merci à toi et bonne lecture ;-)
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