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Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
24 avril 2015

Le Sanctuaire

Tout semblait très calme, comme pris dans la grande marche du temps. L'on a l'habitude de penser que les choses vieillissent quand, indubitablement, elles s'immobilisent, font corps avec le sol et ce qui les entoure. Tara, assise là sur un vieux muret décrépi, goûtait le murmure indistinct du silence pendant que Louise, à quelques mètres, observait la grandeur de ce lieu magique. Elles avaient toutes deux enfreint les règles, s'étaient échappées de leurs vases clos respectifs pour se retrouver devant cette grande bâtisse, toute de ferrailles et de verre conçue. Tant que cela durerait elles allaient en profiter.

 

Aussi loin qu'elles pouvaient s'en rappeler, cette gare fut toujours recouverte de rouille et de mousse, les fenêtres brisées et les rails recouverts de plantes sauvages. Trois de leurs amies leur avaient lancé un défi idiot : passer la nuit dans ce lieu étrange et solitaire, reculé de toute habitation. Les deux jeunes filles, sans se laisser influencer par ces jeux d'enfants, sentirent néanmoins monter le désir d'explorer le dangereux, l'interdit. Terrifiées, elles s'étaient finalement approchées des barrières démolies, les avaient franchies main dans la main, pour pénétrer dans le temple sacré par une porte de service. La nuit commençait à tomber, en seul indicateur des heures déchues. Tara explorait les restes d'un vieux train, s'asseyant sur de vieux sièges troués, conduisant des passagers dociles à travers la jungle de son imagination ; Louise marchait en funambule sur un rail, défiait le public d'un cirque retenant son souffle pendant que la jeune fille bravait la mort fièrement. La première appela l'autre avec empressement lorsqu'une sauterelle, d'un bond agile, vint se poser sur sa petite épaule. Trop craintives de voir l'animal se sauver, elles étaient restées là de longues minutes à ne plus parler, ne plus bouger, jusqu'à ce que, las, l'animal bondit hors de vue à la surprise générale.

 

Alors que chacune était repartie poursuivre ses aventures, des éclats de voix, suivis de coups sourds sur la lourde porte de l'entrée, les stoppèrent : leur trois amies avaient vendu la mèche, les parents à quelques mètres allaient être furieux. Tirée en arrière par Tara, Louise alla se cacher avec sa complice dans les tréfonds de ce monde qu'elles connaissaient déjà par cœur. Les adultes mirent longtemps à les trouver, les débusquèrent et les traînèrent vigoureusement jusqu'au domicile familial avant de priver l'une comme l'autre de toute sortie pour des jours. Tordre le cou à ses peurs et braver l'ordre établi fut toute une épreuve, mais laisser derrière elles les récompenses qu'elles y trouvèrent déchira les jeunes filles. Il ne fallut que quelques jours aux parents pour mettre l'ancienne gare sous quarantaine, quelques mois pour la faire tomber sous les coups des pelleteuses.

 

Trente-six ans plus tard, Tara revient sur les lieux de son enfance qu'elle a fuit, courant toute sa vie à en perdre haleine, ne se retournant jamais et en quête d'un monde toujours plus beau et sans limites. Elle avait eu l'entêtement de ne jamais revenir sur ces lieux qui cristallisèrent sa révolte et sa jeunesse. Tant de souvenirs lui reviennent à présent qu'elle touche le sol, sent à nouveau cet air pesant et vigoureux. Elle se sent à la fois chez elle et comme une étrangère, constate que la grande gare désaffectée s'est changée en un quartier résidentiel des plus affreux, dans les tons rose pâle. Tentée de fuir une fois encore, elle est arrêtée par un détail qui la fait s'accroupir : une sauterelle, jeune et belle, fait son chemin parmi les quelques touffes d'herbe restantes. L'animal inconséquent fait de Tara l'un des points de son parcours, immobilisant son hôte durant de longues minutes. Tirant sur ses longues pattes, l'insecte détale alors au profit d'un brin de vent porteur, laissant la femme un moment rêveuse. Elle vient de trouver là, sur ce petit carré de nature, ce qu'elle était venue chercher : elle vient de renouer enfin, au terme d'un chemin sinueux, avec la petite fille oubliée du sanctuaire disparu.

 

Ce texte est le fruit de règles et de contraintes, gentiment proposées par Babayaga (qui se prête d'ailleurs et avec fairplay à l'exercice) la semaine dernière via cet article. Voici la liste des impératifs pour ce texte (que je vous laisse découvrir après lecture, eh oui !) :

- Un mot : sauterelle

- Un lieu : une gare désaffectée

- Une contrainte : commencer une phrase sur deux par la lettre "T"

 

Si comme Babayaga vous voulez me proposer vos envies de textes, vos idées ou vos pures envies de me voir me tordre les méninges, jetez un oeil à l'article précédent et faîtes-moi vos propositions : je serai ravi de me prêter au jeu !

 

March Hare

 

Si vous voulez utiliser cet article, pensez à consulter mes conditions d'utilisations ;)

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Commentaires
M
Merci beaucoup, ça fait super plaisir de lire ça ! Je suis assez content du résultat, moi aussi j'avais peur que ça se remarque la phrase sur deux avec un "T". Si ça marche c'est génial ! J'ai pris énormément de plaisir à construire et à écrire ce texte. Et pas d'inquiétudes, si je me débrouille en prose, je suis loin d'avoir ton niveau en vers donc on est deux à s'inquiéter !
B
J'adore ! Franchement je ne regrette pas la contrainte des "T" ! Je me demandais ce que ça donnerait, si ça ne risquait pas d'alourdir le texte ou de le rendre artificiel mais absolument pas, tu t'en tire avec grâce et efficacité ! Quand à tes deux jeunes héroïnes...deux sauterelles ....et l'insecte qui fait le pont entre l'enfance et l'âge adulte... vraiment j'adore et, alors que je viens de te répondre sur fb au sujet de l'écriture à 4 main, j'ai un filet de sueur froide qui me coule dans le dos malgré la température quasi estivale car je me dis que tu envoies, drôlement, et que j'ai intérêt à me dégourdir les articulations sur le clavier, et les neurones, si je veux composer en duo avec toi !
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