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Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
1 mars 2015

Mains sur piano

Les doigts couraient sur le clavier comme le long d'une colonne ; des frissons lui parcouraient le corps à l'idée de cet arpège sur sa peau...

 

C'était la première fois qu'Ari mettait les pieds dans ce grand bâtiment. Avec son espèce de noblesse arrogante, son air de le mépriser – lui, le jeune homme des quartiers pauvres – avec cet air-là, l'école de musique lui était toujours apparue comme une institution fantôme : un grand pan de mur-façade, une énorme porte d'entrée-sortie.

 

Ce jour-là il se mit à pleuvoir, brusquement, brutalement ; Ari s'engouffra dans l'immeuble. De sa manche trempée, il s'essuya le visage et finit par s'asseoir. Le vestibule, ridiculement petit, donnait sur un grand escalier qui semblait monter sur trois ou quatre étages. A côté de celui-ci se trouvait une dame un peu grosse et avec la gueule à l'envers. Enfoncée dans sa grande chaise derrière un comptoir, elle classait des papiers et vociférait à la cantonade de laisser les parapluies à l'entrée. A gauche de la dame et à droite de l'escalier s'étendaient deux couloirs interminables, chacun d'eux donnant accès à une dizaine de salles minuscules. Un fourmillement incessant, fait de professeurs en retards et de parents excédés, d'élèves inquiets et d'instruments ballottés, de partitions perdues ou arrachées, courait de l'entrée au bout de chacun des couloirs. Dehors l'orage continuait de déverser sa colère et Ari, étourdi par l'agitation ambiante, se précipita à l'étage.

 

On entendait parfois sourdre par les lattes du vieux plancher les tempêtes d'en bas. Pour autant l'étage entier, qui ressemblait étrangement au précédent, semblait emprunt d'un calme studieux. Le jeune homme prit plaisir à passer d'une porte à l'autre, prêtant l'oreille aux instruments chaque fois différents. La dernière salle, muette, l'intrigua. Il aperçut alors, dans un coin à l'écart, un trou dans le mur : puisqu'il n'entendait rien, il verrait ! Assis en tailleur sur le sol, Ari plongea dans l'intimité de ce silence, la tête calée contre le mur. Du trou, on ne pouvait observer que les touches d'un piano. Deux mains se posèrent enfin sur le clavier puis, laissant passer un souffle, entamèrent leur dialogue.

 

Ari n'avait jamais rien vu d'aussi beau, rien entendu de si envoûtant. Chaque note avait la douceur d'un premier baiser et la puissance d'un courant marin ; chaque pause, légère et suspendue, laissait le jeune homme comme au bord d'un gouffre, le cœur battant à tout rompre, avant de sentir le vent d'une nouvelle suite d'accords le propulser en arrière. Les doigts, souples et agiles, sculptaient l'air de mouvements vifs, dessinaient la musique à même la blancheur des touches. Rien, rien de ce qu'il avait vécu n'avait eu à ce point le goût de liberté. Un tremblement, une tornade, un tsunami lui renversaient l'âme et le corps. Finalement, la furie mélodieuse s'adoucit et le morceau prit fin ; le silence s'installa de nouveau, électrique et instable.

 

Cela faisait trente minutes qu'il était là, sur le sol, le visage plaqué contre le mur. A l'extérieur l'orage avait cessé ; la rue reprenait lentement sa frénésie habituelle. Ari s'inquiéta soudainement de ne plus voir reparaître les mains lorsque celles-ci s'avancèrent. Comme pour une sorte de rituel, elles vinrent effleurer les touches puis délicatement refermer le couvercle sur le clavier, avant de disparaître. Pris de panique, il pensa à se cacher quelque part mais la porte s'ouvrait déjà et il resta, debout derrière elle, comme pétrifié. Cela ne dura qu'un instant mais le temps s'étira et le jeune homme voulut que ce moment d'incertitude durât toujours. Deux voix échangeaient sur des détails de jeu, des points d'accord et de désaccord sur la méthode ; une main fit son apparition sur le coin supérieur de la petite porte et troubla Ari qui sentit sa gorge se nouer.

 

La porte se ferma, laissant place à la silhouette d'une jeune femme aux cheveux blonds. Cette dernière, partitions sous le bras, lui tournait le dos ; elle disparut bientôt dans les escaliers. Les deux pieds figés au sol, Ari n'en revenait pas. Son esprit errait parmi les brumes de sentiments complexes et nouveaux, se rejouant la petite musique de ces mains si belles encore, et encore. Lorsqu'il réalisa qu'elle s'en allait, il courut jusqu'au bout du couloir, descendit en trombe et manqua de renverser la grosse dame de l'accueil qui grommela de ne pas courir dans l'école. Se ressaisissant, il se rua hors du bâtiment et se jeta dans les multitudes à la recherche de celle qui l'avait enchanté. Au milieu des travailleurs et des passants, sa vision devint trouble : l'instant fut trop important pour le laisser filer ; la panique et le monde lui brouillaient l'esprit. C'est au moment où il sentit son corps l'abandonner qu'une voix forte l'extirpa de sa tourmente : « Excusez-moi ! Je peux traverser ? ». Ari ne comprit pas et la femme qui se tenait à ses côtés dut répéter : « Puis-je traverser ? Je ne vois pas... ». Elle ne le regardait pas dans les yeux lorsqu'elle parlait ; il comprit et, gêné, répondit un « oui » hésitant. Elle, d'un geste sûr, lui posa la main sur la joue en une caresse tendre avant de disparaître absorbée par la masse citadine. Ari resta là au pied du passage clouté, rempart absurde contre les quelques vagues humaines déferlant sur la place du Conservatoire. « A mercredi prochain, jeune spectateur », lui avait-elle soufflé en partant.

 

March Hare

 

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Commentaires
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