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Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
21 avril 2014

Soir de première

Aisément, elle les tenait dans son oratoire. C'était incroyable, au sens où elle se refusait à y croire. Le dos droit et la tête légèrement penchée, elle pensait ressembler ainsi à une gargouille voûtée, vomissant son acide texte par la gueule. Elle se voyait déjà intervenir auprès de celles et ceux qui, au premier rang, se seraient retrouvés le visage attaqué et la peau du crâne calcinée. Elle n'avait visiblement rien d'une macabre pierre, et le premier rang était resté têtes vissées aux corps et corps vissés aux chaises, à scruter la même femme leur parler depuis deux heures d'un même sujet. Elle se disait que ce n'était pas possible, qu'il y avait erreur, qu'on la prenait pour une autre. Mais plus elle avançait dans son propos, plus la masse qui le recevait apparaissait comme charmée, hypnotisée. Les mots et leur musique se pensaient symphonies, à en croire les regards, les nervosités, les frissons ; elle, continuant à dire, se rappela les prises de paroles qui avaient jalonné sa petite existence : maladroites, hésitantes jusqu'au bégaiement. Il lui était même arrivé de cracher le morceau d'un bloc dans l'incompréhension générale, comme pour exorciser. Drôle de situation. Drôle de situation que cette salle entière, à ses pieds, envoûtée. La chose n'était pas commune.

Aisément, elle les tenait dans son oratoire. Elle finit sa démonstration dans le panache et fit une telle impression que le silence s'installa et pour un moment ; un silence de deux cents personnes qui lui vrilla les tympans. Après une pause assez longue, un crépitement léger et soudain se fit entendre au fond. Alors, en une fraction de seconde, la salle entière fut couverte d'une fièvre sonore : une déferlente qui, submergeant la pauvre femme sur scène, éclata en un orage de printemps, surprenant et rafraîchissant, rageur et assourdissant. Dans la tourmente, elle crut s'être écroulée avant d'assister, impuissante, à la démonstration de son corps saluant un public déchaîné. C'était la chose la plus stupéfiante qu'elle n'ait jamais vécu : une foule entière, hurlante et revendicatrice, dont on était bien incapable de dire si elle manifestait sa joie ou son aigreur. Elle prit peur, s'enfuit jusque dans les coulisses. Ses tempes battaient la cadence des applaudissements, ses jambes avaient cessé de la porter. Elle défaillit, avant de se raccrocher aux acclamations : cette fois, c'est après sa tête qu'ils en voulaient, et elle n'avait d'autre choix que de leur apporter sur un plateau. Se jetant coeur et âme sur scène, elle foula d'un saut le plancher et reçut le coup de grâce du public qui, l'apercevant, perdit toute raison et finit de mettre à mal près de deux heures d'immobilité. C'est leur amour, leur foi, leur dévotion qu'ils lui témoignaient. Elle les avait convaincus de la suivre, elle était la bergère et eux le troupeaux. Elle, reçut tout cela avec douleur et violence, s'en retourna expier le mal en hors-scène. Elle répéta la manoeuvre encore, et encore, et encore, jusqu'à sentir les êtres s'apaiser, puis s'en aller. Elle s'écroula, littéralement, sur le canapé de la loge.

Aisément, elle les avait tenus dans son oratoire. Dès demain, il faudrait recommencer.

 

A la recherche d'une idée, d'une phrase, d'un mot, je suis tombé sur ce site, et sur cette phrase, générée aléatoirement : "Aisément, elle les tenait dans son oratoire". Allez savoir, ça m'a plu tout de suite. Et vous, ça vous a plu ?

 

Si vous voulez utiliser cet article, pensez à jeter un oeil à mes conditions d'utilisation. Merci !

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Commentaires
B
J'aime beaucoup, on sent que l'oratrice s'offre à son public, que celui-ci, inconscient d'ailleurs de son pouvoir, la dévore. N'est ce pas une métaphore de l'écriture, de l'art en général? S'offrir sans retenue dans la douleur et survire si possible à cette offrande expiatoire?...<br /> <br /> merci aussi pour ton dernier commentaire sur mon blog; tes remarques me touchent car elles sont précises et me donnent l'impression que la scène que j'ai tenté de mettre en mots a été vue...quel miracle...
P
Tiens c'est drôle ca me fait penser à plusieurs choses ... En premier à un certain concert à Ris ^^ et en deuxième au fait que si même la perspective de réussir est flippante bah on n'est pas sortis de l'auberge ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> En tout cas c'est très bien écrit comme toujours, tu nous y entraîne sur cette scène et dans les vrais coulisses ceux de l'intérieur des pensées d'un artiste.
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