Défaite par K.O.
Il prit sa main, y dessina une lettre de l'alphabet. L'autre répondit en un sourire complice, lui posa un baiser léger sur la nuque. Les yeux de tout le café-route braqués sur eux, Francis et Amadi appréciaient chaque seconde du tendre amour qui les unissait. Ils sentaient sur leur bonheur ce poids moral mais choisirent de s'en défaire ; aujourd'hui n'était ni le jour des peurs ni celui de la culpabilité : le doux frisson de la liberté finirait par s'éteindre, l'un comme l'autre en mesurait l'entière réalité en creux de leur idylle. C'est justement cette date de péremption de leur histoire qui la rendait si authentique, si intense. Ils rouleraient tant qu'ils le pourraient, toujours droit devant, sans jamais se retourner, jusqu'à ce que leur vie les rattrape et les mette à l'épreuve. Main dans la main, les deux hommes payèrent leur consommation, sortirent par la grande porte, s'embrassèrent tendrement entre les chips saveur barbecue et les bonbons acidulés des présentoirs. C'est en rejoignant leur voiture qu'une barre à mine fissura le crâne d'Amadi, avant d'exploser la rate de Francis qui s'écroula, inerte. Quelques coups de bottes en cuir, cinglants et meurtriers, vinrent clore l'absence de débat. Médusés, les gens presents assistèrent à la scène, impuissants. Puis sagement les bottes s'en retournèrent à leur véhicule, la barre à mine au renfoncement qui la contenait.
Terrassée par la haine, la chair s'avoua vaincue. Les corps gisaient là sur le sol ; leur sang s'écoula lentement en longues flaques sombres qui finirent par se rejoindre et ne former qu'un même miroir, sordide et luisant, de l'humanité. Le camion de la honte démarra dans un bruit assourdissant de moteur et de klaxon rauque. Le drame fut si soudain que personne n'aurait pu l'éviter. Après un long silence, toutes et tous sortirent du café-route et se rassemblèrent comme en procession autour de la scène. Un homme, en première ligne, ne put retenir ses larmes ; d'autres suivirent bientôt, discrètement. Une petite fille, ours en peluche à la main, fredonna alors une douce mélodie, un air de rien, chaud et apaisant. La foule s'emporta et fit s'élever les quelques notes au plus haut, poussant les voix au plus fort, jusqu'à ce que ces deux-là puissent les entendre. Une fois le chant fini, la petite fille jeta au sol son bien le plus précieux, avant de disparaître dans les bras de ses parents. Ce jour-là, vingt personnes se donnèrent la main jusqu'à l'arrivée des secours ; ce jour-là, la haine perdit un combat. Défaite par K.O.
March Hare
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