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Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
3 octobre 2014

03/10/2013 - 366

De pays, d'histoire, de famille, d'amis, de travail, de papiers, de souvenirs ; de tout cela je n'ai plus. Je n'ai plus d'identité, je suis... comme perdu, noyé. Je ne suis plus un. Je ne suis plus celui qui, chaque matin, partait sur les chantiers se ruiner la santé. Je ne suis plus celui qu'une femme embrassait, que des enfants enlaçaient d'amour. Je ne suis plus, ni le voisin ni le confident, ni le citoyen ni la force vive d'un pays qui m'a vu naître et que je ne reconnais plus. Je ne suis plus le même assurément. Tout est devenu sombre et changeant. Je suis en désaccord et c'est pour cela que je suis là. Mais je ne suis plus le même, assurément, en ce que ma personne s'est brisée contre la dureté des vagues. Je est désintégré.

 

Son visage est marqué par les dizaines d'heures à lutter contre l'effort, contre l'effroi. Le mot « crispation » se lit sur chacun de ses plis, chacune de ses rides. Les muscles, tendus, y font apparaître un sourire torturé : lèvres craquelées et dents cadenassées. La peau, recouverte de miasmes, s'est déchirée à différents endroits sous l'effet du sel et de la tension. Les paupières, scellées depuis des heures par des larmes figées, laissent entrevoir des globes oculaires enflés et douloureux.

 

Le corps, lui aussi, est meurtri. Oppressé, il subit les mouvements de la navigation et l'entassement, la position debout et l'engourdissement. Plusieurs fois ses membres ont failli, le laissant comme pour mort sur le sol imprégné de fluides divers. Faible, déshydraté, ce corps s'accroche à l'idée précise d'être, un jour.

 

Lorsqu'il tombe, ce sont parfois les quelques autres corps autour de lui qui le soutiennent, le relèvent, jusqu'à ce qu'eux-mêmes aient besoin d'être soutenus, et relevés. Le contact, d'une peau à l'autre, est devenu insupportable : le corps de l'autre renvoie directement à son propre corps et fait horreur ; les cris de l'autre à ses propres cris et terrorisent. Dans la crainte l'autre est frère, mais il est aussi ennemi.

 

Une masse informe, à la manière d'un chœur antique, souffre et hurle la même épreuve. Plongée dans le noir et soumise aux lois de la mer, elle ondule tantôt dans un silence hystérique, tantôt dans l'assourdissement des chants et des pleurs. L'homme, au milieu de cette masse, n'est plus : il fait corps avec le reste, renonçant à être lui pour être tous.

 

Le bateau commercial vogue sur une mer agitée et difficile. Sa cargaison doit être malmenée, il faudra sans doute déplorer quelques pertes ; ce n'est pas grave, l'argent est déjà sur un compte. Après deux jours, les moteurs commencent à fatiguer. Du pétrole coule sur le pont, rien de grave. Il faudra certainement faire escale. De la fumée s'échappe de la cale. Les femmes jettent leurs enfants dans la mer et sautent à leur tour. Ils sont des centaines maintenant ; ils ne savent pas nager. Une navette italienne s'approche. Le corps d'un homme est tiré à bord. La brigade fluviale inscrit au marqueur le numéro « 1 » sur son poignet.

 

March Hare

 

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Commentaires
M
Merci beaucoup :)
B
superbe texte, j'en frissonne. ou comment faire du beau avec du (très) laid.
Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
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