Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
29 décembre 2013

Pesanteur sale

Courant les rues il suffoquait, le front chaud et la langue épaisse. Ses yeux - deux globes asymétriques - se révulsaient à intervalles semi-réguliers. La caresse du soleil lui était insupportable ; caresse mordante, caresse corrosive. Il lui sembla que sa tête fut de cire pour dégouliner ainsi : il était le gastéropode à jambes, premier du genre. Ses tempes battaient le rythme de son dessèchement, son coeur celui de la paralysie progressive de ses muscles. C'était pourtant le pectoral fier et la nuque droite qu'il s'était jeté dans la ville en ce début d'après-midi ; à présent ses forces le quittaient et il ne pouvait que constater le cuisant échec de son entreprise.

 

 

La porte d'entrée s'ouvrit avec fracas, la petite sonnette d'accueil s'agitant furieusement. Un homme maigrichon se trouvait derrière un comptoir de marbre brun royal, entouré de bouquets colorés et fades. Le front luisant, il sourit et laissa paraître l'ivoire de ses dents. Une aura l'entourait, noire et lumineuse. "Monsieur, j'ai parcouru la ville. C'est pour ma femme. C'est urgent". L'homme suffoquait toujours, cette fois de pesanteur. L'atmosphère lourde du commerce lui fit presque regretter le dehors et ses brûlures.

"- Quelles sont les circonstances, sifflota le maigrichon ?

- Chez moi, dans la chambre, évanouissement soudain. Elle était là à se couper les ongles de pieds, et l'instant d'après elle s'écroulait sur le tapis rose", répondit le suffoquant.

Ni une ni deux, le maigrichon s'activa, prit le nécessaire, invita l'autre à le suivre d'une main posée sur l'épaule. Le suffoquant eut une appréhension à sortir, puis aperçut le modèle du corbillard par la fenêtre : récent, donc climatisé ; sa langue désenfla dans la seconde.

 

 

" - Prenez à droite... très bien. Au bout de la rue ça sera à gauche.

- A gauche gauche ?

- Oui, à gauche gauche.

- Vous faites ça depuis longtemps ?

- Ca quoi ?

- Bah... vous savez, fossoyeur.

- Fossoyeur ? Ce n'est plus du tout l'appellation en usage de nos jours - prenez à droite.

- Eh bien, comment dites-vous alors ? - on n'est plus très loin j'imagine ?

- Non. C'est là, bientôt. Continuez tout droit. J'aime à m'appeler "le propret".

- Le propret ? Ca sonne pas mal ! Vous mettez quoi derrière ça ?

- Je préfère me voir comme celui qui fait le ménage derrière les vivants. Parce que les vivants, ça se rend pas compte, mais ça se couvre de crasse !

- Ah bon ? J'en savais absolument rien... Et cette crasse comme vous dites, d'où vient-elle ?

- Sachez d'abord que c'est le fruit d'une accumulation de petites saloperies, lente et minutieuse. L'être humain se salit. On a tendance à croire que le meurtrier ne se salit que les mains, mais c'est en réalité le corps entier qui se trouve dégueulasse ! Pardonnez mon langage, ce sont les termes scientifiques employés dans le métier ; le jargon propret, en quelque sorte.

- Y'a pas de mal. Moi-même, j'ai de l'effort à fournir en ce qui concerne le langage. Mais, je vous entends parler de jargon, et je peux pas m'enpêcher de me demander : "combien ils sont à nous nettoyer comme ça ? Ils se réunissent en colloques pour discuter de la profession ?"

- Cela nous arrive, oui - vous prendrez la prochaine à droite. Vous savez aujourd'hui les techniques de pointe développées en institut nous obligent à reconsidérer nos pratiques à chaque instant. Sans une attention toute particulière aux évolutions de notre métier, nous risquons l'obsolescence. Certains de nos ascendants, y compris parmi les plus illustres d'entre eux, se sont vus dépassés en quelques années !

- Mais c'est terrible ! Et vous vous sentez à l'abri ? Je veux dire... je veux pas remettre en question votre talent - c'est qu'on m'a beaucoup parlé de vous, et en bien. Ca semble juste si soudain votre histoire d'ascendants !

- Ne vous inquiétez pas, je ne me sens ni vexé ni menacé. Disons qu'à ma manière j'essaye de rester dans la course. Je me maintiens à niveau en construisant moi-même mes prorpes outils - entrez dans ce bois à gauche, je vous prie.

- Je trouve cela admirable !

- Merci.

- Une dernière chose si vous le permettez, car tout cela est passionant !

- Volontiers.

- Cette crasse dont vous parliez... N'y a-t-il pas un moyen de s'en débarrasser ?

- Il faut mourir. C'est la seule solution valable à ce jour. Des méthodes alternatives existent, mais elles ne parviennent pour l'instant à rien de concluant.

- Ah... mais qu'est-ce que la mort vient faire là alors ?

- C'est très simple. A la mort, le corps chute lourdement, soit sur le sol, soit sur une chaise, dans un lit... enfin, vous avez saisi. Ce qu'il faut retenir, c'est que tout corps en état de mort chute. Il s'agit d'un phénomène que nous autres, proprets, avons su identifier sous le nom de "pesanteur sale". Cela traduit tout simplement le fait que la crasse, au moment de la mort, se trouve en un instant soumise à des lois qui... Pardonnez-moi, je me rends compte que je vais trop loin. Restons-en là avec la technique, je vous ai enseigné le prinicipal.

- Et cette crasse alors, comment se fait-il que je ne puisse la voir ? Vous utilisez peut-être des gadgets perfectionnés ? des rayons gamma ? des lumières spécifiques ?

- Coupez le moteur, nous descendons là. Non rien de tout cela, du moins me concernant. Il est vrai qu'une branche technologiste de ma profession a fait du gadget sa spécialité. Mais je vous l'assure, rien ne vaut l'oeil expert, le geste précis et travaillé, bref le savoir-faire. Un propret débutant ne voit rien, assurément. C'est à force de porter son regard où il faut que l'on s'aperçoit de la crasse accumulée. Mon stagiaire est aujourd'hui à la confection de dalles mortuaires, vous n'avez pas pu le croiser. Il aurait pu vous parler de ce merveilleux moment où, pour la première fois, il a pu constater ce fameux phénomène de "pesanteur sale". C'était très émouvant. Si vous pouviez me sortir la hache se trouvant dans mon sac, s'il vous plaît..."

Le suffoquant suffoquait de nouveau ; il trouvait la hache anormalement lourde.

"- Je suis désolé mais... une dernière question me taraude.

- Je vous l'accorde.

- Où sommes-nous ?

- Ah... je redoutais qu'un tel sujet ne soit à un moment déterré. Ecoutez bien, car cela parait souvent obscur aux moins informés. La crasse des vivants, si elle se détecte avec facilité sur le mort, reste un mystère scientifique dans son processus de création. Tout ce que l'on sait, c'est qu'elle s'accumule au fil des ans. J'ai ainsi décidé de mener des recherches selon un protocole rigoureux, et ce depuis quelques années.

- Cela ne répond pas à ma question.

- Je le sais, montrez-vous patient. Je vous promets un éclaircissement des plus imminents.

- Très bien, continuez.

- J'évoquais donc mon protocole de recherche, et j'allais vous résumer son introduction. Grand un, j'accueille le client avec chaleur. Grand deux, j'accède à sa demande mais lui impose certaines conditions ; petit un, le client prend le volant du corbillard ; petit deux, le client et moi-même nous rendons sur un lieu d'entrepôt fictif de mon matériel. Grand trois, j'inocule dans la solitude des bois un puissant anesthésiant au client. Grand quatre, je sectionne la main droite du client par pur fétichisme. Grand cinq, j'installe le client dans le corbillard et le ramène jusqu'à la boutique. Grand six, je mène à bien mes recherches basées sur une série d'amputations des différents membres du client et sur la formation de la crasse à l'instant T de la mort cellulaire.

- J'aimerais voir votre carte de professionnel, s'il vous plaît.

- Je n'en ai plus : l'ordre m'a radié des proprets l'an dernier "

 

 

March Hare

 

 

Je publie enfin quelque chose sur ce blog... Je pensais finir ce texte plus rapidement que cela, j'ai finalement traîné pour diverses raisons. Encore une fois, j'ai l'impression qu'on va me dire : "hé ! Mais ça serait super bien en roman !". Je suis en train de travailler à l'écriture d'un roman qui n'en est pour l'instant qu'au stade embryonnaire : le fruit d'une rencontre avec un drôle de personnage qu'il faut encore que j'apprivoise. J'ai donc décidé de faire de ce texte un texte fini, et je n'exclue pas de l'exploiter et surtout de le travailler plus tard (parce que oui, il y a encore du boulot !). Encore une fois, je publie en sachant que ce texte manque de travail, d'affinement ; ce texte a besoin à la fois d'être dégrossi de ses formules inutiles et enrichi d'un contenu plus important comme d'un contenant de meilleure qualité. J'ai simplement envie de publier parce que ça fait longtemps, et comme d'habitude ne pas aller au bout me permet de ne pas m'investir complètement et d'être en attente d'une reconnaissance qui ne vient pas forcément.

Je vais terminer en précisant une petite règle d'écriture que je me suis fixée et qui est à la base de ce texte et des personnages. J'ai voulu mettre en relation 7 mots sur le plan des sonorités (pourquoi 7 ? Eh bien pourquoi pas ?...) : crasse, caresse, ascendant, lumineux, hache, fossoyeur et pectoral. J'ai défini que "fossoyeur" devait être le mot central. Voilà.

 

Si vous voulez utiliser ce texte, merci de consulter auparavant les conditions d'utilisations de ce blog.

Publicité
Publicité
Commentaires
M
J'ai pas tout compris, faudra que je relise en étant moins fatiguée hihi
Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
  • Bonjour et bienvenue sur Bandersnatch ! Ce blog me sert à publier mes textes et à partager mes humeurs. N'hésite pas à laisser une trace de ton passage ici et à me donner ton avis sur mes productions. Merci à toi et bonne lecture ;-)
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau?
Archives
Publicité